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Les mythes lesbiens déconstruits par Simone de Beauvoir

(Temps de lecture: 7 - 14 minutes)

Le « grand écart » de Simone de Beauvoir

Quand j’ai « choisi ma voie » il y a maintenant plus de dix ans, un peu mal à l’aise par cela, ma partenaire d’alors m’a demandé si je connaissais Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Bien sûr, que oui, mais je ne l’avais jamais lu. J’ai filé tout de suite à la Bibliothèque universitaire pour me le procurer. Je me souviens avoir été effrayée par l’ampleur de la lecture : plus de 1000 pages ! Mon amie m’a alors conseillé de lire en priorité le quatrième chapitre de la première partie du second tome, intitulé La lesbienne et que j’y trouverais des pistes relatives à mes inquiétudes. J’ai pratiquement trouvé dans ces quelques pages toutes les réponses à mes questions. Pour certains points, ce fut même une révélation lumineuse.

Je suis intimement convaincue que vous toutes connaissez également ce texte, mais je souhaitais écrire cet article si ce n’était pas le cas. En outre, cela me permettait de faire part de ma plus profonde déception en ce qui concerne la théorie professée par l’auteure et la pratique en ce qui la concerne.

Sommaire

Le Deuxième Sexe ou l’essai fondateur du féminisme

C’est en 1949 que Gallimard publie cet essai de Simone de Beauvoir. C’est encore une inconnue aux yeux du grand public.

Simone Bertrand de Beauvoir naît le 9 janvier 1908 à Paris dans une famille très aisée et bourgeoise. Son père, Georges, est avocat et sa mère, née Françoise Brasseur est originaire de la grande bourgeoisie de Verdun. Simone fera toutes ses études dans une institution catholique. Elle manifeste très tôt des dons littéraires et philosophiques. Après l’obtention de son baccalauréat en 1925, elle entre à l’université de Paris où elle obtient dès la première année un certificat de mathématiques générales, de littérature et de latin. L’année suivante c’est l’obtention d’un certificat de philosophie générale puis l’agrégation.

C’est à l’université qu’elle fait connaissance de Jean-Paul Sartre. Leurs destins seront liés jusqu’à la fin de leur vie. Elle devient professeure de philosophie au lycée Victor Duruy à Paris en 1929. C’est alors qu’elle commence à fréquenter les milieux intellectuels de Paris, les journalistes. Un d’entre eux, Herbaud (René Marleu) la surnomme « Le Castor ». Jeu de mots sur la traduction anglaise de cet animal (beaver), car d’après lui, Simone comme les castors, « vont en bande et sont constructifs ». Pendant la guerre, elle reste à Paris et enseigne jusqu’en 1943. Elle collabore avec Radio Vichy pour des émissions consacrées à la musique. À la libération elle ne reprend pas son poste d’enseignante, mais s’engage dans la carrière de femme de lettres. Après plusieurs échecs chez Gallimard, arrive l’heure de la consécration avec Le Deuxième Sexe. Consécration, car la place de la femme dans la société n’avait jamais fait l’objet d’un tel essai. Consécration également par l’immense scandale que cet ouvrage provoque.

Il comporte deux tomes : le premier intitulé « Les faits et les mythes », propose une approche théorique de la féminité dans les domaines comme la biologie, la psychanalyse, l’histoire, etc. Le second « L’expérience vécue » comme le sous-entend son titre, présente les aspects concrets de la féminité. Parmi ceux-ci, la sexualité, dans la première partie nommée « Formation ». Quatre chapitres : L’enfance ; La jeune fille ; L’initiation sexuelle ; et un chapitre réservé à La lesbienne. C’est surtout cette partie qui créera le scandale attaché à cet essai. En ce début des années 50 et 60, il n’est vraiment pas de bon ton de parler de la sexualité, de surcroît féminine. Ces sujets sont encore tabous et il n’est pas bien vu de décrire ce qui se passe dans les alcôves. Et que dire de l’idée qu’un nourrisson puisse avoir des plaisirs sexuels ? Nonobstant le fait qu’une quinzaine d’années plus tard, les seins qu’il ou elle a tétés deviendront objets de fantasmes actifs ou passifs.

C’est cette partie qui commence par une phrase devenue maintenant mythique : « On ne naît pas femme, on le devient ».

Bien entendu, c’est le quatrième chapitre qui nous intéresse. On peut considérer qu’avec lui tout a été dit ou presque sur le lesbianisme.

Les mythes que Simone de Beauvoir assassine

Dès les premières lignes, on est mis dans l’ambiance :

On se représente volontiers la lesbienne coiffée d'un feutre sec, le cheveu court, et cravatée ; sa virilité serait une anomalie traduisant un déséquilibre hormonal. Rien de plus erroné que cette confusion entre l'invertie et la virago. Il y a beaucoup d'homosexuelles parmi les odalisques, les courtisanes, parmi les femmes les plus délibérément « féminines » ; inversement un grand nombre de femmes « masculines » sont des hétérosexuelles.

C’est clair, les femmes masculines ne sont pas forcément des lesbiennes, pas plus que celles qui veulent ressembler à un homme. Dans ses exemples, Simone de Beauvoir « zigouille » une légende, pour ne pas dire un mythe culturel : non, George Sand n’était ni lesbienne ni bisexuelle ! Son pseudonyme masculin, son port d’un habit d’homme n’étaient motivés que par un féminisme farouche. Elle cite également madame de Staël dont, il faut le dire avec ce terme, l’aspect était plutôt hommasse, mais qui a connu une vie amoureuse uniquement hétérosexuelle et… riche.

Simone de Beauvoir consacre de nombreuses lignes pour déconstruire l’idée d’une lesbienne masculine. Tout le contraire de ce qu’a fait Josiane Balasko dans son film Gazon Maudit. Ce film, qui croyait bien faire, a imposé l’idée de la lesbienne « camionneuse » qui depuis continue d’alimenter les clichés sur les lesbiennes.

Il faut remarquer cependant que les femmes les plus volontaires, les plus dominatrices, hésitent peu à affronter le mâle : la femme dite « virile » est souvent une franche hétérosexuelle. Elle ne veut pas renier sa revendication d'être humain ; mais elle n'entend pas non plus se mutiler de sa féminité, elle choisit d'accéder au monde masculin, voire de se l'annexer. Sa sensualité robuste ne s'effraie pas de l'âpreté mâle…

Dans le même état d’esprit, Simone de Beauvoir « exécute » l’idée d’une cause hormonale à l’homosexualité.

Sexologues et psychiatres confirment ce que suggère l'observation courante : l'immense majorité des « damnées » est constituée exactement comme les autres femmes. Aucun « destin anatomique » ne détermine leur sexualité.

Les jalons incontournables de la nature lesbienne

Parallèlement à cela, en une trentaine de pages, Simone de Beauvoir pose les principes devenus universels de la nature lesbienne. Ces pages sont beaucoup trop denses pour que j’aie la prétention de les résumer ici même, mais j’essaierai de vous en donner des thèmes de la « substantifique moëlle ».

En premier lieu, la nature psychanalytique du lesbianisme.

Lorsque j’ai lu pour la première fois Le Deuxième Sexe, j’avoue ne pas avoir été impressionnée par la théorie de Simone de Beauvoir présentant une espèce de complexe inversé d’Œdipe :

Les psychanalystes ont bien marqué l'importance des rapports que l'homosexuelle a jadis soutenus avec sa mère. Il y a deux cas où l'adolescente a peine à échapper à son emprise : si elle a été ardemment couvée par une mère anxieuse ; ou si elle a été maltraitée par une « mauvaise mère » qui lui a insufflé un profond sentiment de culpabilité.

À l’époque, je connaissais une de mes condisciples qui était littéralement « étouffée » par sa mère. À moins qu’elle ait eu une forte capacité à cacher les choses, je n’ai jamais entendu dire qu’elle était devenue homosexuelle. Je savais qu’elle était mariée, mère, et heureuse de l’être. Et puis, est survenu le drame de ma vie. Un dévoilement non voulu et non préparé de mon homosexualité qui m’a anéantie et fait découvrir le véritable visage de ma propre mère. Une violence de la réaction de celle-ci m’a donné envie de me précipiter à nouveau vers ce chapitre de l’œuvre de Simone de Beauvoir. Même si aujourd’hui j’ai pris un peu de recul vis-à-vis de cette théorie, dans mon cas personnel, elle me séduit beaucoup. Cela dit, je pense que les parents peuvent avoir un rôle dans les futurs choix de leurs enfants. Et puisqu’on parle de psychanalyse, je pense à Sigmund Freud. Celui-ci était le précurseur de cette théorie. Il considérait en effet que l’homosexualité avait des racines psychiques. Parallèlement à cela, il était paradoxalement un homophobe farouche. Il vivait dans la hantise que sa dernière fille Anna ne devînt lesbienne. Ce fut pourtant le cas, car il est maintenant avéré qu’Anna a entretenu pendant de nombreuses années une relation sans aucun doute lesbienne avec une autre psychanalyste américaine Dorothy Burlingham (et certainement également avec la psychanalyste Lou Andreas-Salomé). Pourtant, paradoxe des paradoxes, elle réfute les théories de son père concernant l’homosexualité, et affirme haut et clair « que l’homosexualité est une perversion »… Dans la longue présence des lesbiennes dans l’Histoire, on peut dire qu’Anna Freud est la seule homosexuelle homophobe !

Mais, cette cause psychanalytique, d’après Simone de Beauvoir, marque quelquefois un véritable conflit chez la femme lesbienne :

La lesbienne pourrait facilement consentir à la perte de sa féminité si elle acquérait par là une triomphante virilité. Mais non. Elle demeure évidemment privée d'organe viril ; elle peut déflorer son amie avec la main ou utiliser un pénis artificiel pour mimer la possession ; elle n'en est pas moins un castrat Il arrive qu'elle en souffre profondément. Inachevée en tant que femme, impuissante en tant qu'homme, son malaise se traduit parfois par des psychoses.

Dans le même ordre d’idées (une de celles que je partage de tout mon cœur) :

Il est très important de le souligner : ce n'est pas toujours le refus de se faire objet qui conduit la femme à l'homosexualité, la majorité des lesbiennes cherchent au contraire à s'approprier les trésors de leur féminité. Consentir à se métamorphoser en chose passive, ce n'est pas renoncer à toute revendication subjective : la femme espère ainsi s'atteindre sous la figure de l'en-soi ;

Ce chapitre La Lesbienne est également l’avant et occasion de présenter la sexualité des lesbiennes dans des idées qui ont toujours cours aujourd’hui ; dans les relations charnelles :

 Entre femmes, l'amour est contemplation ; les caresses sont destinées moins à s'approprier l'autre qu'à se recréer lentement à travers elle ; la séparation est abolie, il n'y a ni lutte, ni victoire, ni défaite ; dans une exacte réciprocité chacune est à la fois le sujet et l'objet, la souveraine et l’esclave ; la dualité est complicité.

Et de citer également Colette et Renée Vivien :

« L'étroite ressemblance, dit Colette, rassure même la volupté. L'amie se complaît dans la certitude de caresser un corps dont elle connaît les secrets et dont son propre corps lui indique les préférences. »

Et Renée Vivien :

Notre cœur est semblable en notre sein de femme Très chère !

Notre corps est pareillement fait

Un même destin lourd a pesé sur notre âme

Je traduis ton sourire et l'ombre sur ta face.

… entre femmes, la tendresse charnelle est plus égale, plus continue ; elles ne sont pas emportées dans de frénétiques extases, mais elles ne retombent jamais dans une indifférence hostile ; se voir, se toucher, c'est un tranquille plaisir qui prolonge en sourdine celui du lit.

Le deuxième sexe est paru depuis plus de 70 ans, cependant, il reste toujours d’actualité dans ses observations générales sur le lesbianisme :

Beaucoup de sportives sont homosexuelles.

… ou toutes deux adoptent un enfant, ou celle qui souhaite la maternité demande à un homme ses services ; l'enfant est parfois un trait d'union, parfois aussi une nouvelle source de friction.

Jusqu’à cette conclusion, qui devrait faire taire toutes les polémiques plus ou moins homophobes d’aujourd’hui :

En tant que « perversion érotique », l'homosexualité féminine fait plutôt sourire ; mais, en tant qu'elle implique un mode de vie, elle suscite mépris ou scandale.

En vérité l'homosexualité n'est pas plus une perversion délibérée qu'une malédiction fatale. C'est une attitude choisie en situation, c'est-à-dire à la fois motivée et librement adoptée. Aucun des facteurs que le sujet assume par ce choix – données physiologiques, histoire psychologique, circonstances sociales – n'est déterminant, encore que tous contribuent à l'expliquer.

Je garde le meilleur pour la fin :

Et si on invoque la nature, on peut dire que naturellement toute femme est homosexuelle.

C’est d’ailleurs la théorie que reprendra Monique Wittig à qui j’ai consacré ici même un article. Celle-ci, non seulement donnera une application concrète aux idées de Simone de Beauvoir en participant à la création du MLF, mais l’amplifiera en modifiant la phrase « culte » de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient » en « On n’est pas femme, on le devient » en prenant comme principe de base que toute femme est lesbienne de naissance, et que c’est la société qui l’oblige à devenir hétérosexuelle.

« Le grand écart » de Simone de Beauvoir entre sa théorie et sa propre vie

On devrait se réjouir d’un tel plaidoyer. Pourtant, en ce qui me concerne, je suis toujours gênée par Simone de Beauvoir. Car, il faut être clair, il y a un énorme hiatus entre cet écrit et la vie personnelle de l’auteure.

Premièrement, à aucun moment de cette première partie ne fait état de la bisexualité. Pourtant, Simone de Beauvoir l’était. Même après sa rencontre avec Jean-Paul Sartre et leur union en tant que couple, l’écrivaine a eu de nombreuses conquêtes lesbiennes avérées. Lorsqu’elle était professeure au lycée Victor Duruy on lui connaît plusieurs relations avec certaines de ses élèves. C’est ce qui lui vaudra d’être exclue de l’Éducation nationale en 1943 sous la menace d’une poursuite pour détournement de mineures. Bon, me direz-vous, je devrais être satisfaite. Oui, mais le problème est qu’à partir de sa notoriété dans les années 50, Simone de Beauvoir a toujours nié de manière véhémente sa bisexualité. À tel point qu’au début de ces années, elle s’est abstenue de publier un roman autobiographique, Les Inséparables, qui raconte son amitié, puis son amour, avec sa camarade d’enfance Isabelle surnommée Zaza qui décédera très jeune après cela. Ce roman dans le fonds Gallimard a finalement été publié en 2020. Bien entendu, il a créé une polémique précisément parce qu’il a ressorti le débat sur le lesbianisme de Simone de Beauvoir. Ainsi, un journaliste comme Arnaud Viviant est un pourfendeur passionné de l’idée que Simone de Beauvoir fût lesbienne :

Simone de Beauvoir, une lesbienne, c’est quand même du révisionnisme pur et simple.

Il y a de fortes chances que ce refus de publier ce roman était dû à Jean-Paul Sartre, qui démontrait ainsi qu’en termes de sexualité, ce grand penseur de la gauche était resté « petit-bourgeois ».

Et puis, il y a eu le rejet non équivoque de l’amour que lui portait Violette Leduc. Fin de non-recevoir qui a valu à cette dernière des mois d’internement en maison de santé psychiatrique. (Voir mon article à ce sujet).

En conclusion, comment se fait-il qu’une philosophe qui a si bien analysé la femme, le lesbianisme, lesbienne elle-même, a-t-elle pu s’enfermer dans un déni incompréhensible ?

Cela dit, pour toutes celles qui ne l’auraient pas lu, je leur conseille de lire Le Deuxième Sexe, ne fût-ce que le chapitre que j’ai présenté. Certes, Simone de Beauvoir est décevante dans son attitude, mais jamais aucune penseuse n’était allée aussi loin dans le féminisme. Cela valait bien de s’y arrêter.