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"Le bleu est une couleur chaude" : comment Jul' Maroh a révolutionné la bande dessinée lesbienne

(Temps de lecture: 5 - 10 minutes)

"Le bleu est une couleur chaude" : comment Jul

"Le bleu est une couleur chaude", un roman graphique emblématique de la littérature lesbienne qui a conquis le grand public lors de sa publication en 2010.

Cette bande dessinée, ou par effet de mode, ce roman graphique, n’est certainement pas inconnue de la communauté lesbienne. En outre, lors de sa publication, cet ouvrage est sans doute le premier de ce genre à rencontrer un succès tout public. Donc, aujourd’hui, le but de mon propos sera plus de communiquer mon ressenti personnel vis-à-vis de cet album, que de réellement le présenter en détail. Ce sera également l’occasion de vous faire part de ce que je pense du film d’Abdelatif Kechiche qui en a été adapté. Enfin, je vous présenterai le parcours personnel hors du commun de Jul’ Maroh.

Sommaire

Le bleu est une couleur chaude

Disons-le tout de go, même si parfois le terme est galvaudé : il s’agit d’un véritable chef-d’œuvre. Comment pourrait-on le définir ? Sans aucun doute, un drame lesbien. Drame, même tragédie, à cause de sa fin. Pour les rares qui ne l’auraient pas lu, rassurez-vous, je ne fais pas de divulgation (c’est quand même mieux que « spoil », n’est-ce pas ?), car dès la troisième case de l’album on peut lire : « Mon amour, quand tu liras ces mots, j’aurai quitté ce monde ».
C’est là que réside l’immense force de ce récit : une émotion qui vous happe dès le début et qui ne vous quitte pas jusqu’à la fin et surtout qui ne vous laisse pas indemne.
Mais, un autre de ses grands mérites est d’évoquer les grands thèmes du lesbianisme.

Le premier, étant celui des immenses interrogations que peut avoir une adolescente vis-à-vis de la découverte de ses orientations sexuelles.

À la fin des années 90, Clémentine, 15 ans, croise par hasard Emma, jeune adulte, facilement repérable grâce à ses cheveux teints en bleu et le fait qu’elle tienne par l’épaule une autre femme. Par une alchimie subtile, l’auteur.e arrive à exprimer par des dessins (c’est parfois plus difficile que des mots) l’attirance qu’Emma procure à Clémentine, même si elle ne l’a vaguement aperçue qu’une seule fois. Suit l’échec douloureux de la relation entre l’adolescente et Thomas, un de ses condisciples, qui vient attiser son conflit intérieur de déni de son homosexualité. Il lui faudra des mois pour qu’en définitive elle rencontre réellement Emma et que grâce à elle, elle s’accepte enfin en tant que lesbienne.

le-bleu-est-une-couleur-chaude-images "Le bleu est une couleur chaude" : comment Jul' Maroh a révolutionné la bande dessinée lesbienne

Cela permet d’aborder un autre sujet qui est celui des difficultés que peut rencontrer un couple lesbien.
Différences d’appropriation de sa sexualité, lassitude, perte des repères communs, usure de la passion, attrait de la bisexualité et treize ans de vie commune finissent par faire voler en éclats le couple de Clémentine et d’Emma. L’amour en est-il mort pour cela ? Certes pas. Et c’est précisément là que réside le génie de cette bande dessinée.

Mais, le message que veut faire passer Jul’ Maroh ne s’arrête pas là.
Iel aborde aussi la thématique de l’homophobie. Et pour le faire, l’auteur.e est très direct.e. 

« C’est des vrais pervers, des malades, et toi tu ramènes une grosse gouine ici ! … Il faut bien que tu aimes faire des trucs dégueu toi aussi. Sûrement avec cette fille-là ! »

Propos d’autant plus révoltants qu’ils émanent de l’amie d’enfance de Clémentine, Laetitia. Mots qui sont relayés par véritable ostracisme de ses camarades de classe. Assurément, il ne faut pas oublier que l’action se déroule il y a plus de vingt ans, mais tout cela reste cependant d’actualité et que même aujourd’hui, l’homophobie violente ne provient pas toujours des extrémistes, mais trop souvent de l’entourage immédiat.
Dans le même ordre d’idées, et en parlant « d’entourage immédiat », le traitement de la découverte fortuite de la nature des relations entre Emma et Clémentine par les parents de celle-ci est exemplaire. Les phrases en exergue et en conclusion de cette séquence sont poignantes de lucidité : 

« Aujourd’hui l’innocence a été emportée. » ; « Et nous ne serons plus jamais les mêmes. » 

La révélation est traitée en moins de quatre pages, sans aucun dialogue. Juste des images montrant les postures des personnages. Inutile de parler quand des parents mettent leur fille à la porte, presque nue, à trois heures du matin. Un grand moment d’émotion.

Et puis, ce qui participe à ma passion de cet ouvrage, c’est qu’il se déroule « dans mon coin », à Lille.

L’abominable trahison du film qui en a été tiré

Peu de temps après sa sortie, le cinéaste Abdelatif Kechiche achète les droits de la bande dessinée de Jul’ Maroh.

Le film La vie d’Adèle sort en 2013 après avoir obtenu la Palme d’or au Festival de Cannes cette année-là. Les rôles principaux sont joués par Léa Seydoux pour Emma, et Adèle Exarchopoulos pour Adèle-(Clémentine).

Dès sa sortie l’auteur.e du roman graphique, émet les plus vives critiques vis-à-vis de l’interprétation de son œuvre qu’iel qualifie « de vision hétéronormée et masculine ».
La Palme d’or, plus un accueil quasi unanime de la presse viennent le.la contredire, même si iel apprécie hautement la notoriété qu’iel en tire.
Il n’en reste pas moins que le film crée polémique dans le public. À ce sujet, il y a l’anecdote savoureuse de madame Christine Boutin qui tire à boulets rouges sur le film de Kechiche, et à laquelle répond Adèle Exarchopoulos en la traitant de « frustrée de la touffe » ! Les spectateurs sont très divisés.

Disons-le tout de suite, et à titre tout à fait personnel, je fais partie de celles et ceux qui détestent. Je ne suivrai pas JM dans sa critique. D’autres femmes cinéastes dans leurs propres films ont parfois la même approche de l’homosexualité féminine. Cependant, je dois reconnaître que le traitement des scènes de sexe me perturbe un peu. Non pas sur leur présence, car je l’ai déjà dit plusieurs fois, en tant que coauteure, dans un film ou dans un livre, les passages érotiques servent à marquer un moment « clé » de l’intrigue. Toutefois, je ne suis pas la seule à le dire, ce passage du film de Kechiche est non seulement trop long (plus de 10 minutes), mais à mon avis, empreint d’un voyeurisme de mauvais aloi. Désolée d’être crue, mais ça fait un peu Kâma-Sûtra lesbien pour les nul(le)s… !

Non, ce qui me révolte dans l’adaptation c’est la trahison absolue de l’esprit de la bande dessinée de Jul’ Maroh. N’eût été que la première « époque », cela aurait été parfait. Mais la rupture entre Emma et Adèle-(Clémentine) et le constat d’échec évident à partir de celle-ci débouche sur une seconde partie inacceptable qui donne une vision absolument pessimiste. Dans la BD, Clémentine meurt, mais l’amour subsiste (voir les citations ci-dessous). Dans le film, c’est l’amour qui meurt, et ça, c’est intolérable. C’est d’ailleurs à ce moment que l’on pourrait reprocher une vision hétéronormée du film, car séparer sentimentalement Emma et Adèle, c’est signifier « que de toute façon les histoires de lesbiennes se terminent toujours mal ». Je sais, c’est un peu caricatural, mais nous ne sommes pas loin de la vérité.

Si vous ne connaissez ni la BD ni le film, je vous conseille de vous précipiter sur la première et de vous abstenir de ce dernier.

Jul’ Maroh : un parcours personnel hors du commun

Cet.te auteur.e naît sous le nom de Julie Maroh à Lens en 1985. Après son bac iel intègre l’institut Saint-Luc de Bruxelles et l’Académie royale des beaux-arts dans le cursus « art visuel » option BD. Dès 2005 iel publie ses premiers dessins. C’est en 2010 que vient la consécration avec l’édition de Le bleu est une couleur chaude chez Glénat. Bien qu’il s’agisse d’une histoire d’amour lesbienne, iel obtient un succès « tout public ». L’adaptation de cette BD au cinéma lui vaut de beaux succès de notoriété. Iel enchaîne les albums, dont celui paru en 2017, toujours chez Glénat, Corps sonores, une bande dessinée dont l’action se situe à Montréal. L’album relate les relations entre des personnes de tous les horizons identitaires et de tous les âges et cherche à retranscrire la réalité socioculturelle québécoise pour un lectorat français.

Jul’ Maroh est également remarquable dans sa vie privée.

Au moment de la parution de Le bleu est une couleur chaude, Julie à l’époque, s’affirme comme étant lesbienne, féministe et queer. Ensuite iel entame sa transition et annonce publiquement en 2020 son identité de genre. Avec un brin de provocation, iel se définit alors comme « agenre, fluide, genderqueer, genderfuck, neutre, pangenre, et dans tous les cas transgenre non binaire » …

Sa dernière parution a lieu dans La Déferlante, le journal féministe, et raconte l’histoire des femmes qui se sont opposées au projet de centrale nucléaire de Plogoff en 1978.
Une interview de Jul’ à la BNF et France Culture : https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/jul-maroh 
Si vous êtes abonnés à têtu. : https://tetu.com/2023/04/12/bande-dessinee-interview-jul-maroh-magazine-tetu-dossier-bd 

Citations de Le bleu est une couleur chaude

« Le bleu est devenu une couleur chaude »
« Je suis une fille, et une fille ça sort avec des garçons »
« Il n’existe pas de frontière strictement dessinée entre amitié et désir amoureux »
« Il n’y a que l’amour pour sauver le monde. Pourquoi j’aurais honte d’aimer ? »
« On ne choisit pas de qui on va tomber amoureux, et notre conception du bonheur s’impose à nous-même selon notre vécu »
« Ce qui est horrible c’est qu’on t’apprenne que c’est mal de tomber amoureuse d’elle juste parce qu’elle est du même sexe que toi »
« Peut-être est-ce cela l’amour éternel. Un mélange de paix et de feu »
« L’amour s’enflamme, trépasse, se brise, nous brise, se ranime. L’amour n’est peut-être pas éternel mais nous, il nous rend éternels »
« Par-delà notre mort, l’amour que nous avons éveillé continue d’accomplir son chemin »

La bande annonce du film