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Interview de Sheila Lapinski, Lesbienne contre l'Apartheid (Lesbia Mag 1990)

(Temps de lecture: 6 - 12 minutes)
Interview de Sheila Lapinski, Lesbienne contre l
Getty Images

C. G., B. F. avec la collaboration de Catherine Durand

cc-by-nc-sa Interview de Sheila Lapinski, Lesbienne contre l'Apartheid (Lesbia Mag 1990)
Creative Commons
Lesbia Mag numéro 87 - 1990

Sheila Lapinsky est membre de l'Organisation of Lesbian and Gay activists (OLGA) et du Congrès national africain (ANC), Lesbia Magazine l'a rencontrée à la conférence de I'ILGA, en juillet, où elle était invitée. Depuis, les massacres dans les townships ont remis en question le processus de paix, faisant, officiellement, plus de huit cents morts et acculant plus de vingt mille personnes dont les habitations ont été détruites à se réfugier notamment dans des églises et des hôpitaux. Le témoignage de Sheila Lapinsky plein d'espoir et de combativité nous resitue la place des lesbiennes et des gais dans la lutte pour la liberté.

Tu milites à l'OLGA depuis ses débuts, peux-tu nous dire un peu l'histoire du groupe ?

L'OLGA a été créée il y a trois ans au Cap pour des raisons directement politiques ; il n'y avait personne pour prendre en charge les revendications des gais et des lesbiennes dans l'Afrique du Sud de l'après-apartheid, il s'agissait donc de créer un groupe de pression qui s'assure de l'aboutissement de ces revendications. D'autre part, il existe une communauté gaie et lesbienne assez importante, mais pas du tout politisée et nous voulions l'amener à prendre conscience de la situation. Enfin, il y a tous les militants politiques homosexuels dont certains sont passés en jugement pour appartenance à l'ANC ou comme combattants de la liberté et qui n'ont jamais pu s'affirmer en tant qu'homosexuels et nous voulions leur apporter notre soutien. Pendant à peu près un an et demi, on a travaillé sur ces axes-là à une dizaine, dont seulement deux femmes, puis on a invité aux réunions tous ceux qui avaient envie d'y venir ; il ne s'agissait pas de leur demander de militer vais simplement de participer à des discussions sur des thèmes différents. Les premiers débats ont porté sur la façon de vivre son homosexualité en plein jour de s'affirmer en tant qu'individu ou politiquement en tant que groupe.

Ces débats ont réuni cinquante à soixante personnes dont une majorité de femmes qui se sentent concernées, mais passent peu de temps à militer dans l'OLGA parce que la plupart d'entre elles sont déjà investies dans des groupes féministes notamment contre le viol ou contre les violences conjugales. Ces derniers temps, il y a eu pas mal de changements ; lors d'un atelier sur la «politique sexuelle», nous avons laissé aux participants le choix de travailler en groupe mixte ou non mixte et la préférence est allée aux groupes parés. Nous avons décidé de nous retrouver tous dans deux mois pour répondre à la même double question : « que pensez-vous de la sexualité des lesbiennes et que pensez-vous de la sexualité des gais ? » Les femmes auront ainsi une chance de dire aux hommes « voilà ce que nous pensons être et voilà ce que nous pensons que vous êtes» et les hommes eux aussi auront cette opportunité. Nous nous rendons très bien compte que ce que nous pensons actuellement les uns des autres peut nous empêcher de travailler ensemble, alors essayons de mettre les choses à plat pour que chacun puisse entendre ce qui se pense et ce qui est effectivement la vérité.

Aujourd'hui il y a plus de la moitié des femmes dans les groupes de discussion, mais à peine un tiers dans le noyau militant : en tout cela doit faire une soixantaine de femmes membres de I'OLGA, plus une petite centaine de non-membres qui participent aux missions.

 

Pour ces lesbiennes et pour les gais, est-ce que la situation a changé depuis la libération de Mandela ?

Il n'était pas nécessaire qu'elle change Il faut ajuster, adapter et tu ne peux pas te contenter d'utiliser les méthodes habituelles du militantisme blanc, il faut apprendre la différence puisque depuis 1987 l'ANC affirme son soutien et le droit à l'égalité pour tous dans l'Afrique du Sud de l'après-apartheid. Dans une déclaration du comité exécutif, il s'est engagé à lutter  contre toute forme de discrimination et a explicitement mentionné la protection des droits des lesbiennes et des gais.

La libération de Mandela ne devait donc pas apporter de modification.

Mais si déclarations n'étaient que des mots ?

Ce dont nous sommes sûrs en tout cas, c'est qu'après trente ans d'exil, l'ANC doit maintenant faire face à la bataille pour des élections. À nous de participer à la construction de ses structures ; en le faisant, nous travaillons à l'intérieur de l'ANC tout en continuant nos propres activités et nous avons été complètement acceptés dans ces structures, nous continuons donc d'avancer. Le projet d'orientation pour la Constitution est l'un des résultats de ce travail, ce document de l'ANC met en avant une trentaine de propositions en ce qui l'emploie, la distribution des terres, etc., et nous espérons bien qu'il servira de base à la Constitution de la nouvelle Afrique du Sud. Nous avons demandé que, dans les clauses antidiscriminatoires relatives au sexe, à la religion, à la race, le mot « sexe» soit remplacé par « genre et orientation sexuelle » et il semble que nous n'aurons pas de difficultés à l'obtenir. Nous aurons alors la première constitution au monde qui dise ça ! Il y a beaucoup de législations antidiscriminatoires bien faites dans d'autres pays, mais les Constitutions sont généralement très vieilles et nous avons, nous, la chance d'écrire la nôtre maintenant. Par la suite, nous avons l'intention de nous attaquer à l'extension des droits des lesbiennes et des gais et ça risque d'être un peu plus difficile ! Pour faire admettre le droit de garde des enfants ou le droit à l'adoption, dans un pays où, en ce qui concerne la famille, les gens sont très conservateurs, il faudra que nous fassions la démarche d'aller vers eux et de les persuader de l'importance de tout ça. Nous allons essayer de réunir une Convention nationale de tous les groupes gais et lesbiens et là on n'entendra pas seulement la voix des cent cinquante personnes de l'OLGA, mais celle de plusieurs milliers de participants.

Du point de vue légal, quelle est actuellement la situation des lesbiennes et des gais ?

Pour les hommes, l'homosexualité a toujours été illégale en dessous de 19 ans ce, dans tous les cas, dans les lieux publics. Elle n'a jamais été interdite pour les femmes, jusqu'à 1988 où, sur pression des femmes de l'Église réformée de Hollande (l'église officielle), la loi a été étendue aux femmes. C'était intéressant ça, jusque-là complètement occultées, les lesbiennes ne devenaient visibles que parce qu'elles devenaient « illégales» ! Mais jusqu'à présent, il n'y a eu de poursuites, finalement abandonnées, que contre une seule femme que nous n'avons malheureusement pas réussi à contacter. Nous ignorons si elle n’a jamais reçu les lettres que nous avons essayé de lui transmettre par les journaux qui avaient parlé d'elle. La loi est surtout utilisée par la police sur les lieux de drague et, en dépit des menaces de la faire appliquer partout, rarement dans les lieux privés. Elle vise surtout les homosexuels qui ont des relations avec de jeunes garçons, quant aux femmes, elles ne sont généralement pas poursuivies.

Est-ce difficile de travailler ensemble, Noires et Blanches, Noirs et Blancs ?

Oui et non, comment dire ? À Johannesburg, par exemple, c'est très facile de travailler avec les Africains, parce qu'ils y sont nombreux ; au Cap, il y a beaucoup de Métis et d'Indiens et je pense que, de la même façon que les hommes doivent se débrouiller pour comprendre comment travailler avec les femmes. Les Blancs doivent essayer d'acquérir un minimum de compréhension de ceux qui diffèrent d'eux parce qu'ils sont Noirs ou Indiens ou Métis. Il faut ajuster, adapter et tu ne peux pas te contenter d'utiliser les méthodes habituelles du militantisme blanc, il faut apprendre la différence. Parfois oui, il y a de la frustration et de l'irritation dans l'air, mais il faut se confronter à ce genre de choses si nous voulons avancer ensemble.

La situation des lesbiennes noires est la plus difficile et pour de nombreuses raisons : d'abord leur environnement culturel fait qu'elles doivent se marier et avoir des enfants, ensuite les Noirs ont toujours été la classe ouvrière et n'ont jamais eu accès à l'argent : la situation en matière de logement est catastrophique, ils n'ont jamais pu posséder leur propre maison et vivent dans des logements surpeuplés où il est pratiquement impossible pour une lesbienne ou pour un gai d'inviter quelqu'un. Résultat, les relations reposent souvent sur un rapport d'inégalité, de pouvoir, où les Noirs sont plus ou moins obligés d'utiliser la maison des Blancs dès qu'il y a relation sexuelle, et pour un Blanc qui n'en tire pas parti, combien d'autres ? ... Le taux de chômage dramatique est un autre facteur important : beaucoup de Noirs sont domestiques chez les Blancs pour avoir un toit sur la tête, et en échange de relations sexuelles ils ont le toit et la nourriture. Ce n'est pas vraiment un rapport de prostitution, mais c'est en tous cas de la dépendance, ça n'a rien à voir avec les relations de drague et de sexe pour l'argent, certaines de ces relations durent longtemps, et sont parfois assez complémentaires pour n'être pas trop destructrices, mais est-ce qu'une féministe peut choisir ce mode de vie ? Je n'en suis pas si sûre.

Est-ce qu'on rencontre beaucoup de couples mixtes de lesbiennes ?

Oui, c'est très fréquent et ça l'est encore plus chez les gais où je crois que ça a quelque chose à voir avec cette relation au pouvoir qui est la leur. Je ne parle pas des relations sadomasochistes, mais il y a toujours ce truc des hommes de la bourgeoisie blanche qui aiment être entourés de jeunes noirs. Je suppose que les jeunes Noirs ont appris à faire avec et même à y trouver leur bonheur parce qu'ils en tirent un tas d'avantages. Parmi les lesbiennes, il y a beaucoup de relations féministes mixtes entre Blanche et Métis ou Indienne. Pour les Africaines, je ne sais pas très bien, mais je pense qu'il doit y avoir, là aussi, des relations d'égalité.

Existe-t-il des groupes homosexuels racistes ?

Plein ! Il y a ceux qui ne sont pas ouvertement racistes, mais rendent l'atmosphère tellement irrespirable pour les Noirs que ceux-ci s'abstiennent, et il y a aussi le style de ce groupe sportif du Transvaal qui veut bien accepter que des Noirs courent sous son nom sans soupçonner combien c'est le contraire de l'antiracisme ! Et puis il y a tous les groupes d'extrême droite et il doit bien y avoir des gais là-dedans. Peut-être pas trop nombreux quand même parce que tous ces groupes néo-fascistes reposent entièrement sur une idéologie machiste et s'ils n'ont pas fait de déclaration antigais jusqu'à présent, c'est qu'ils sont bien trop occupés par leurs discours antinoirs et anti-juifs. Je ne connais pas de groupe gai néo-fasciste, mais, évidemment, il y a des Blancs qui ne voudraient pas avoir quoi que ce soit à faire avec un Noir !

Est-ce qu'on peut dire que l'apartheid a complètement disparu des milieux gais et lesbiens ?

Oui, absolument, mais avec des nuances dans l'analyse comme l'a souligné un groupe de gais noirs qui n'existe plus maintenant et a tenté, il y a cinq ans, de mettre fin à ces relations de dépendance dont nous venons de parler. Ils comparaient la situation des jeunes Noirs complètement piégés économiquement à l'esclavage, et certains d'entre eux en avaient pris conscience parce qu'ils étaient passés par là. Même si le milieu gai est très mélangé, je ne suis pas sûre que la question soit aussi simplement réglée qu'il paraît, il faut se méfier de ce qui sous-tend cette mixité.

Et l'avenir à ton avis ?

Enthousiasmant ! Je me bats depuis 1962, je suis passée plusieurs fois devant les tribunaux, j'ai été exilée et plusieurs fois je me suis sentie vraiment sans espoir, mais cette fois il y a une réelle ouverture. Je voudrais quand même ajouter que tout cela n'arrive pas grâce à De Klerk. II faut être tout à fait conscientes que si De Klerk a fait des concessions, c'est parce que la détermination du peuple sud-africain l'avait rendu ingouvernable et de De Klerk risquait sa tête ou en tous cas d'être renversé. On peut reconnaître qu'il a été assez intelligent pour comprendre que l'heure était venue, mais nous avions décidé de cette heure. Quant à l'ANC, il a été le stratège de cette lutte, il a trouvé comment battre le Parti national et le gouvernement d'Afrique du Sud et il est en train de gagner. Il est très important maintenant que la pression internationale soit maintenue et que ceux qui se sont battus à nos côtés continuent à se battre, nous vous dirons quand il sera temps d'arrêter, mais vous, d'ici, il vous est difficile d'en juger. Cela dit l'heure est à l'optimisme, un énorme optimisme et nous savons la chance qui est la nôtre de construire un pays.