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"Les Deux Amies" : Un regard approfondi sur l'art lesbien

(Temps de lecture: 4 - 7 minutes)
"Les Deux Amies" : Un regard approfondi sur l 
"Les deux amies", Jean-Jacques Lagrenée (1739-1821)

Si vous faites l’essai de saisir sur un moteur de recherche : « Les deux amies en peinture », vous allez obtenir une pléthore de résultats, même s’ils sont lacunaires comme dans Wikipédia, par exemple !… Et ce n’est rien à côté du nombre d’entrées qu’on peut découvrir dans les bases de données privées.

Cela s’explique par le fait que depuis trois siècles, les artistes qui ont représenté des couples lesbiens leur ont souvent donné ce titre « générique ». Je ne ferai pas affront à leur mémoire en suggérant qu’ils ont peut-être manqué d’imagination, mais je pencherais plus volontiers vers le fait d’une certaine discrétion en ne cherchant pas à provoquer par des titres plus évocateurs et grivois. Également, comme souvent, ce nom ou ce sous-titre ont été donné par des observateurs extérieurs aux œuvres originellement sans titre.

Il y a quelques semaines, j’ai ouvert une chronique sur l’art lesbien avec l’aide d’un de mes amis en vous présentant « Le Sommeil », le plus célèbre des tableaux lesbiens, peint par Gustave Courbet. Précisément, un de ses autres noms se trouve être « Les deux amies » et cela nous a paru intéressant d’explorer justement ces œuvres en prenant comme fil conducteur ce titre ou ce sous-titre. Rassurez-vous, nous n’en ferons pas une visite exhaustive, mais vous proposerons certaines plus ou moins connues, mais néanmoins représentatives. De même, il serait mortellement ennuyeux de vous les présenter en un seul jet, donc chacune de nos chroniques sera consacrée à trois ou quatre de ces œuvres.

La question que nous nous sommes posée a été de savoir dans quel ordre allions-nous le faire ? Comme le dit la sagesse populaire, « il n’est pas nécessaire de réinventer l’eau chaude », aussi nos articles suivront tout simplement… l’ordre chronologique. Commençons donc par le début…

Sommaire

Le XVIIIe siècle, l’esprit frondeur

Je l’ai déjà indiqué ici même, libéré du carcan moral du siècle précédent, celui de Louis XIV, dès la venue au pouvoir du Régent, les mœurs se libèrent et l’esprit libertin gagne la société, les arts et les lettres.

En peinture, celui qui va, dirait-on, frapper un grand coup, c’est Fragonard (1732-1806). Dans le pur style Rococo, il peint des personnages souvent éthérés, dont la gent féminine, généralement aux formes épanouies, conformément aux standards de l’époque. Le plus célèbre de ces tableaux est Le verrou. On y voit un homme étreignant une femme à l’air plutôt bouleversé, qu’il entraîne vers un lit pendant qu’il ferme le verrou de la porte, montrant ainsi sans ambiguïté ses intentions. Les analyses divergent quant à ses desseins. L’attitude d’abandon de la femme pouvant montrer qu’elle est la proie d’un désir impérieux, pour certaines. D’autres y voient au contraire l’ébauche d’un viol. Une autre œuvre révélatrice de cet artiste est Le feu aux poudres. Ce tableau représente sans équivoque, et presque de manière explicite, une adolescente ou une jeune femme pratiquement dénudée, se donner du plaisir sous les yeux de trois angelots ou cupidons.

Pour ne pas faire mentir le vieil adage qui énonce « qu’on ne prête qu’aux riches », notre premier Les deux amies a longtemps été attribuée à ce peintre. Ce n’est que dans les dernières années du XXe siècle, lors d’une vente chez Christie’s qu’on lui a rendu son véritable auteur :

Jean-Jacques Lagrenée (1739-1821)

Cette œuvre de 50 X 60 cm ne nécessite aucun commentaire sur son contenu… Tout comme pour Le sommeil de Gustave Courbet, l’abandon voluptueux représenté ne laisse place à aucun doute.

Pour qui l’a peint Lagrenée ? Quand ? Aujourd’hui, personne n’en a la moindre idée puisque de toute évidence ce n’est qu’une analyse qui a permis de retrouver le nom de son auteur, en l’absence de tout autre renseignement historique. Toujours est-il que ce tableau est bigrement érotique ! Cela amène à penser qu’il pourrait s’agir d’une commande d’un particulier réservée à son usage privé. Un autre signe qui ne trompe guère, c’est la présence, même si elle est discrète, de poils pubiens sur la femme de droite, à une époque où les nus féminins étaient représentés… sans sexe. Comme il n’y a pas d’ambiguïté possible sur ce que viennent faire les deux femmes, un autre surnom de ce tableau est Les fricatrices. Du latin « fricare » dont la traduction française est « frotter ». Ce terme, tout compte fait assez péjoratif, a longtemps été celui désignant les lesbiennes. Les deux amies a été adjugé 120 000 $ en 1997.

Jean-Baptiste Greuze (1725-1805)

Les_deux_amies_de_Jean-Baptiste_Greuze "Les Deux Amies" : Un regard approfondi sur l'art lesbienGreuze, encore un artiste emblématique du XVIIIe siècle, même si sa facture est moins baroque que les précédents. Ses sujets sont plus sages que son « collègue » Fragonard et sont constitués en majeure partie de portraits individuels ou de scènes de genre. Deux de ses tableaux ont cependant un thème particulier, un peu délicat à l’époque : la perte de la virginité. C’est le cas du très célèbre Jeune fille à la cruche cassée. Représentation allégorique d’une jeune femme, un peu débraillée et au regard triste, au bras de laquelle pend une cruche fendue, à la symbolique évidente, renforcée par un bouquet de roses situé en bas du ventre. L’autre tableau, encore plus métaphorique, s’intitule Jeune fille pleurant son oiseau mort. Ici aussi, nul besoin d’avoir fait de la cryptologie pour comprendre l’allusion…

Son Les deux amies détonne précisément sur l’ensemble de son œuvre. Ce tableau, peint en 1769, demeure plus suggestif qu’érotique, même s’il incline à penser qu’il va se passer quelque chose entre les deux femmes. Les poitrines dénudées, la position des visages et des mains et surtout le regard extatique du personnage de droite n’offrant aucun doute possible.

Louis Léopold Boilly (1761-1845)

Il est bien moins connu que les deux précédents. Ce peintre né tout près de Lille, à la Bassée, est formé auprès d’artistes locaux avant de s’installer à Paris au moment où débute la Révolution française. Dès 1791 il expose ses œuvres, scènes de genre ou portraits intimistes de la vie de ces années évolutionnaires.

Deux_jeunes_amies_qui_sembrassent%20_de_L.L._Boilly_musee_Cognacq-Jay_Paris_51992741281 "Les Deux Amies" : Un regard approfondi sur l'art lesbienSans doute, c’est cette année-là qu’il exécute Deux jeunes amies qui s’embrassent. Ici aussi, nous ne sommes pas dans l’allégorique, mais bien l’explicite. Pour s’en convaincre, il suffit d’agrandir le baiser pour voir que Louis Léopold n’a occulté aucun détail. Bien mal lui en a pris, car deux ans plus tard, en 1793, en pleine terreur, le Comité de salut public va le rappeler à l’ordre pour diffusion d’une peinture contraire à l’ordre moral révolutionnaire, en le menaçant de séparer sa tête de son corps avec le « rasoir national ». Attitude contradictoire, quand on sait que l’homosexualité a été décriminalisée par l’Assemblée législative, précisément en 1791. Mais, qu’attendre d’autre de la Terreur ? Il se défend en faisant visiter son atelier dans lequel on ne trouve aucune autre toile au sujet osé, mais au contraire de scènes de la Révolution exaltant celle-ci, dont Le triomphe de Marat, ce qui lui vaudra l’abandon des poursuites à son encontre. Ceci montrant néanmoins que l’homophobie faisait partie des idées de l’an II… Boilly finira décoré de la Légion d’honneur par Bonaparte. Un juste retour des choses !

À bientôt pour d’autres Deux amies !

Anaïs et Sébastien.