"Tár" et "Neneh superstar" : analyse comparative de ressorts psycho-sociologiques de l’intolérance ordinaire
Oppression des minorités d’appartenance et ambition sont-elles les deux faces d’une même médaille ? Illustration cinématographique par deux sorties du mois de janvier 2023.
« Tár » et « Neneh superstar » : analyse comparative de ressorts psycho-sociologiques de l’intolérance ordinaire
Quel point commun existe-t-il entre une chef d’orchestre lesbienne à la renommée mondiale (Cate Blanchett qui incarne Lydia Tár) et une petite fille de la cité (Oumy Bruni Garrel dans le rôle de Neneh) qui rêve de danser au ballet de l’Opéra de Paris ? Eh bien, toutes les deux font partie d’une minorité (par son orientation sexuelle pour la première, sa couleur de peau pour la seconde) et rêvent de gloire. Toutefois, dans le film « Neneh superstar », ce n’est pas le personnage de Neneh qui fait preuve d’un caractère autocrate, mais celui de Marianne Bellage ou devrions-nous dire Myriam Beladj, la directrice de l’opéra incarnée à l’écran par Maïwen.
« Tár » est un drame psychologique de 2h37. À l’issue de la projection, je suis sortie de la salle avec une impression mitigée, notamment avec la sensation d’un temps ayant parfois couru avec lenteur. À mon sens, c’est surtout la première heure qui traîne en longueur, le temps d’inscrire les personnages dans l’ambiance de plus en plus oppressante de la quête de perfection de la maestro. Si Lydia Tár, dans l’un de ses cours, parle à ses élèves du conservatoire de « masturbation intellectuelle », c’est ainsi que l’on pourrait qualifier le début de ce film. En revanche, une fois le décor planté, l’intrigue devient vraiment passionnante. J’ai adoré assister à l’implacable chute de cette femme qui avait tout, tout sauf le bonheur (toujours selon mes critères et ma libre interprétation), puis à sa renaissance. C’est sans doute mon côté optimiste qui aime voir sa reconstruction comme positive, Tár pose peut-être un regard plus sombre sur son avenir.
Dans « Neneh superstar », l’ambiance est plus légère, les dialogues moins savants. Pas d’accord en Tár mineur, ce monstre froid et arrogant pour nous livrer, par le biais de phrases aussi élégantes que prétentieuses, une partition que seuls les plus érudits peuvent déchiffrer : « Le temps est primordial, c’est la clef de voûte de l’interprétation. On ne peut pas commencer sans moi. Je démarre l’horloge. » Cependant, Marianne Bellage, au phrasé plus sec, aux silences aussi éloquents que les discours LGBTphobes de Tár, va se révéler être un dragon autoritaire et autoritariste. Cette ancienne danseuse étoile, pourtant elle-même d’origine maghrébine, s’oppose en effet, dès le concours d’entrée, à l’admission dans sa prestigieuse école d’une élève à la peau noire, Neneh.
Le pouvoir ou sa quête sont-ils toujours synonymes de violence ? Écraser les autres est-il une étape nécessaire à la réussite ou au maintien d’un certain contrôle ? Et pourquoi sommes-nous plus enclins à pardonner une erreur d’un autre qui ne nous ressemblerait pas alors même qu’elle devient intolérable quand issue d’un membre de notre communauté ?
Pourquoi Tár humilie-t-elle en plein cours un élève qui se revendique pansexuel par le biais d’un propos normalisateur et misogyne ? Pourquoi Bellage n’aide-t-elle pas cette petite ballerine au parcours similaire au sien mais décide-t-elle plutôt de tout faire pour l’empêcher de tutoyer les sommets ?
Autoritarisme, abus de pouvoir et effet Lucifer
Les personnes victimes de maltraitance ancrent dans leur mémoire des pattern de violence, et, si elles n’ont pas les ressources nécessaires pour positivement solutionner le problème, vont avoir tendance à maltraiter les autres à leur tour. Aussi antinomique que cela puisse paraître, elles vont faire preuve de peu d’empathie vis-à-vis de leurs victimes d’autant plus que ces alter partageront avec elles des points communs.
Une expérience menée en entreprise montre en effet qu’une femme s’étant hissée à un poste de cadre proposera systématiquement un salaire plus bas à une autre femme que ne le ferait un cadre de sexe masculin. Alors que l’on pourrait penser que l’inégalité de salaires entre hommes et femmes est générée par une société patriarcale et des mâles prêts à tout pour conserver leurs prérogatives, les femmes de pouvoir s’avèrent être les plus intransigeantes avec leurs homologues. Jalousie ? Envie de garder égoïstement un statut préférentiel ? Désir inconscient de voir l’autre souffrir autant qu’elles pour parvenir au même résultat ? Et par-là même souhait de se faire justice elles-mêmes: vestige dans nos cerveau reptiliens de lois darwiniennes ayant permis la préservation de l’espèce ?
Dans « Neneh superstar », on peut relever un autre mécanisme qui engendre ces comportements cruels : la honte. Bellage tait ses origines ethniques, porte des lentilles bleues pour cacher sa différence. La simple présence de Neneh met en danger son secret et la ramène à un passé qu’elle occulte sciemment. De façon moins ostensible, la honte n’est-elle pas un levier présent dans le quotidien de la chef d’orchestre ? Car si Tár revendique publiquement son homosexualité, n’est-elle pas la première à souhaiter se fondre dans un moule judéo-chrétien hétéronormé en s’annonçant comme le « papa » de la petite fille qu’elle élève avec sa compagne, en portant des tenues androgynes, en reniant parfois sa féminité aussi fort que Bellage aimerait avoir la peau blanche ?
Les hypothèses sont nombreuses. Néanmoins, j’aimerais apporter l’éclairage de l’expérience de Stanford et de l’effet Lucifer qu’elle a permis de mettre en lumière. Dans les années 1970, Zimbardo simule les conditions de vie d’une prison. Les participants, des étudiants en bonne santé physique et mentale, se voient alors attribuer aléatoirement le rôle de gardien ou de prisonnier. Dès le premier jour, les étudiants ayant endossé le rôle de gardiens vont se diviser en trois groupes : ceux qui se bornent à exécuter leur tâche, ceux qui prennent plaisir à sévir et ceux qui obéissent à contre-cœur. Au fil des jours, les gardes se désindividuent (de l’uniformité des tenues aux agissements en tant que groupe) et les prisonniers se déshumanisent à leurs yeux (certains en viennent à les considérer comme du bétail alors qu’ils étaient tous des étudiants ordinaires quelques heures plus tôt), ce qui favorise les comportements agressifs. Ainsi, une personne lambda, socialement intégrée, considérée comme gentille par son entourage peut donc commettre des actes atroces sans pour autant relever d’un passé traumatique. Ce serait l’influence puissante d’un facteur situationnel qui serait capable de nous rendre impitoyables et déviants. L’accès à une place de prestige pour Tár ou Bellage n’est-il pas l’un de ces facteurs situationnels ? Auquel cas sont-elles responsables des abus de pouvoir dont elles finissent par être accusées ou les simples victimes d’une machine qui les broie dans ses rouages ?
Comme l’a chanté Goldman dans « né en 17 à Leidenstadt », aurais-je été meilleure ou pire que ces gens ? C’est exactement ce que je me suis demandé à l’issue de ces deux longs-métrages. Comme l’a écrit Phillip Zimbardo « la capacité infinie de l'esprit humain pour transformer n'importe qui en personne aimable ou cruelle, compatissante ou égoïste, créative ou destructive, et de faire que certains deviennent des méchants tandis que d’autres sont tout simplement des héros » est à peine croyable et pourtant largement documentée par des expériences à l’éthique douteuse des années 70.
Pour conclure, le box office du mois de janvier nous a gâté(e)s avec deux films qui, bien qu’en apparence aux antipodes, traitent de processus psychologiques et sociologiques passionnants. Des schémas de pensée qui, s’ils ne la justifient pas, permettent de mieux comprendre l’intolérance. Aussi n’ai-je qu’un conseil, allez donc faire un tour dans les salles obscures et laissez-vous emporter par la sombre folie de Tár ou la lutte contre l’injustice de Neneh. Connaître les mécanismes qui engendrent racisme ou homophobie ne permet pas de les affronter directement, mais d’y porter un regard autre, moins jugeant. Sun Tzu écrivait très justement « Qui connaît l’autre et se connaît lui-même, peut livrer cent batailles sans jamais être en péril. Qui ne connaît pas l’autre mais se connaît lui-même, pour chaque victoire, connaîtra une défaite. »
« Tár » et « Neneh superstar » deux films qui luttent contre les stéréotypes et préjugés afférents, à voir de toute urgence.
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Alexia Damyl
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