Le Feminist Gaze Expliqué : Une Interview avec Azélie Fayolle
Explorez des concepts féministes clés tels que le 'Feminist Gaze' et 'Lesbianiser' dans cette interview approfondie avec l'auteure et chercheuse Azélie Fayolle. L'autrice partage ses idées sur l'analyse de la littérature féministe, le rôle du lesbianisme et la manière dont elle utilise YouTube pour partager ses recherches. Découvrez ses perspectives sur le texte unique de Monique Wittig, 'Le Corps Lesbien' et comment elle cherche à déconstruire le mythe du féminisme 'victimaire'
Azélie Fayolle nous éclaire sur la manière dont elle s’est inspirée de l’essai d’Iris Brey, tout en proposant une vision distincte qui évite tout risque d’essentialisme. Elle explique comment elle analyse les écritures féministes, en veillant à maintenir une approche dénuée de naturalisme.
En se référant à son ouvrage, Azélie Fayolleréfléchit à l'idée du rire, de la révolte et de l'utopie comme moyens d'exprimer la résistance face à la domination masculine dans la littérature féministe. Elle partage des perspectives stimulantes sur le rôle du lesbianisme, la subversion par la parodie, l’importance de la révolte et la vision de futures utopies.
Dans votre essai, vous mentionnez le "feminist gaze" comme un concept essentiel. Comment définiriez-vous ce terme et comment se manifeste-t-il dans la littérature féminine ?
J’avais été assez marquée par la lecture de l’essai d’Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, mais je n’étais pas comblée par le concept de female gaze qu’elle y propose. C’est le film Maso et Miso vont en bateau de Delphine Seyrig, Carole Roussopoulos, Nadja Ringart et Ioana Wieder qui m’a mise sur la piste d’un feminist gaze : je voulais éviter tout risque d’essentialisme, et donc une quelconque référence au « féminin », et voir comment analyser des écritures féministes, c’est-à-dire politiques et engagées pour la cause des femmes, sans naturalisme.
Vous abordez dans votre ouvrage l’idée d'un rire, d'une révolte et d'une utopie en réponse à la domination masculine. Pouvez-vous nous parler de la façon dont ces trois éléments se manifestent dans la littérature féministe ?
Les écritures féministes forment un ensemble de réponses à une oppression injustice et illégitime. Le féminisme commence avec une prise de conscience (qui peut pour Adrienne Rich être favorisée par le lesbianisme) et une politisation : ces moments individuels sont ceux où l’on se rend compte d’un sort commun des femmes, et ils conduisent, dans les textes, à remettre en cause cette autorité – d’abord en la subvertissant, en la « trollant », par la parodie (le rire), en le refusant (la révolte, qui passe souvent par la colère), ou en proposant des horizons tout de même plus enviables (les utopies).
Dans l'extrait que vous nous avez présenté, vous analysez en profondeur "Le Corps lesbien" de Monique Wittig. Qu’est-ce qui, selon vous, rend ce texte si unique et pourquoi est-il si important dans le contexte du féminisme et de la littérature lesbienne ?
Le Corps lesbien est le premier texte en français qui porte dans son titre le titre lesbien, comme le rappelait récemment Aurore Turbiau dans une émission sur France Culture. C’est aussi un texte qui, tout en représentant des lesbiennes, n’est ni pornographique, ni empreint de la douceur éthérée que l’on prête au saphisme, mais un texte d’amour et de désir fous, paroxystiques, lesbiens, mais aux rôles interchangeables, et dans lesquels tout un chacun·e peut ainsi se projeter. Le « j/e » y est littéralement clivé, par la barre oblique, ce qui fait se rejoindre le clivage mental des femmes, a fortiori des lesbiennes, et la tradition littéraire de l’amour fou – dans un texte sublime. C’est inédit, et peut-être inégalable (mais il faut essayer).
Vous discutez du concept de "lesbianiser" dans l'œuvre de Wittig - en quoi consiste cette pratique et pourquoi est-elle si révolutionnaire ?
Wittig écrit dans ses Remarques sur Le Corps lesbien qu’adopter le point de vue lesbien, en lisant le texte, transforme le regard que l’on porte sur le monde, et le monde lui-même. On comprend peut-être mieux ce qu’elle fait dans son « Avant-note à la Passion de Djuna Barnes » (repris dans La Pensée straight) : elle y explique comment la littérature minoritaire (c’est-à-dire produite par des personnes en situation de minoration sociale) peuvent tout aussi bien proposer une littérature « universelle », qui déplace le centre de ce qui est considéré comme universel (et qui est en fait surtout dominant). Adopter le point de vue lesbien, c’est déjà devenir (au moins un peu) lesbienne…
Dans votre travail, vous mentionnez que les textes féministes sont souvent critiqués comme étant "victimaires". Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là et comment votre travail tente de remédier à cette perception ?
C’est vraiment le reproche anti-féministe le plus basique : les féministes ne feraient que chouiner et se poser en victimes – manière facile et plutôt visible de nier les injustices en refusant d’en écouter le constat… Il est pourtant nécessaire d’identifier et de nommer ce que Betty Friedan a appelé « le problème qui n’a pas de nom » (pour parler de la situation des femmes blanches de la classe moyenne, mais qui fonctionne pour toutes les injustices). Les féministes disent, dès leurs premières publications, les douleurs des femmes, pour en partager le scandale. Par cette expression intime, parfois impudique, elles font littéralement du privé une chose publique, et donc politique.
Vous avez également une chaîne YouTube "Un grain de lettres". Comment utilisez-vous cette plateforme pour compléter votre recherche académique et toucher un public plus large ?
J’ai mis du temps à me lancer et à trouver un concept qui collait avec un emploi du temps académique, et avec lequel je me sente à l’aise. La chaîne me permet de garder des lectures « plaisir », comme les romans ou la poésie, que je laissais complètement de côté. Petit à petit, les vidéos sont devenues des « brouillons parlés », toujours improvisés, qui accompagnent des réflexions liées à ma recherche. Je crois profondément qu’il faut montrer la science en train de se faire, sans chichis, telle qu’elle se pratique dans le rapport direct au texte, et qu’il faut le montrer simplement !
Enfin, quels sont vos projets futurs? Y a-t-il une œuvre spécifique ou un sujet de recherche que vous êtes particulièrement enthousiaste à explorer ?
Je suis actuellement en post-doctorat (à l’Université Libre de Bruxelles) : j’étudie l’idée de nature chez les féministes du XIXe siècle, à une époque où nature et culture ne sont pas distinguées, et je vais en profiter pour voir si les intuitions stylistiques et littéraires de l’essai se vérifient sur ce (très large) corpus. Elles sont passionnantes ! J’aimerais aussi explorer une dimension plus pratique de ces questions – et voir si je vais réussir à finir ce vieux roman qui traîne dans mes tiroirs…
AZÉLIE FAYOLLE est chercheuse en littérature, postdoctorante à l’Université Libre de Bruxelles et agrégée de lettres modernes. Sa thèse Ernest Renan : savoirs de la nature et pensée de l’histoire vient d’être publiée (Honoré Champion). Son projet FNRS, « Femmes, nature, discours », est consacré à l'étude des féminismes du XIXe siècle, à l'idée de nature et au statut discursif des textes protéiformes des féministes et, bien sûr, à leur(s) style(s). Elle anime par ailleurs une chaîne Youtube, Un grain de lettres.
EXTRAIT
Le projet de Monique Wittig est résolument autre, en évacuant la minorisation d’une littérature affichée comme « lesbienne » et féminine. Est-elle pour autant une féministe désexualisée ? En aucun cas. La frigidité comme l’hypersexualité (toujours hystérique, parce qu’elle serait insatisfaite, faute de pénis) sont des mythes lesbophobes. La corporéité du désir est bien présente chez Wittig – et Suzette Robichon m’a un jour fait remarquer, avec sa délicatesse toujours précise, qu’à « La pensée straight » répond Le Corps lesbien (1973). Le désir y explose en passion. Le livre est d’un abord déroutant, au point que Chloé Jacquesson parle d’« effets d’illisibilité », dans « Sautant en mille morceaux sans pouvoir m/e disjoindre complètement » : sur quelques effets d’illisibilité dans Le Corps lesbien de Monique Wittig ». Le Corps lesbien réalise une ambition rare et probablement inédite, comme l’explique Wittig dans « Quelques remarques sur Le Corps lesbien » :
Pour Le Corps lesbien j’étais face à la nécessité d’écrire un livre entièrement lesbien dans sa thématique, son vocabulaire et sa texture, un livre lesbien du début à la fin, de la première à la quatrième de couverture. […] Jamais je n’ai relevé un défi aussi radical.
Il s’agit de faire du sujet lesbien un sujet à portée universelle. Wittig part du lesbianisme politique pour proposer une littérature nouvelle : « Chercher une forme nouvelle, essayer d’écrire, avec détermination, sur cela même qui n’ose pas dire son nom, voilà l’impossible auquel j’étais confrontée ». Le volume peut se lire comme un chant d’amour d’un « j/e » adressé à un « tu », représentant deux femmes lesbiennes, sans autre identification, et faisant évoquer à Chloé Jacquesson des « actants » plutôt que des « personnages ». Ce vaste chant est entrecoupé d’une liste de substantifs corporels, intercalés dans le texte, qui le rompent en tissant un deuxième sous-texte. Ces substantifs, en capitales, créent un effet de déclamation tonitruante, qui inscrit le texte dans le registre épique (les listes, notamment de noms, sont courantes dans la Bible, les épopées ou les chansons de geste). La violence de ce nouveau sujet se redouble de « la violence propre à la passion » : « la passion lesbienne ». Partir d’un « corps » inscrit le « j/e » poétique comme lieu particulier et universel de ce désir. Dès le titre, l’article défini, au singulier, contredit le duo amoureux, sans que le corps soit rattachable à l’une ou l’autre des amantes. Le sujet lyrique est brisé et alternatif, une barre oblique scindant les pronoms personnels et les déterminants possessifs de première personne : « La barre oblique de mon « j/e » est un signe de l’excès » ; ce je est « si puissant qu’il peut s’attaquer à l’ordre de l’hétérosexualité dans les textes et lesbianiser les héros de l’amour, lesbianiser les symboles, lesbianiser les dieux et les déesses, lesbianiser le Christ, lesbianiser les hommes et les femmes » . Le « j/e » et le « tu » sont liées contre un « elles », faisant du couple un corps-à-corps. La barre oblique est à la fois une scission et une ouverture du je lyrique traditionnel : on peut s’y projeter, et elle symbolise la pénétration, l’ouverture et l’éclatement du corps. Plutôt que d’une passion sur le mode de la crucifixion christique, c’est un empalement et un écorchement qui se font lire :
Mais tu le sais, pas une ne pourra y tenir à te voir les yeux révulsés les paupières découpées tes intestins jaunes fumant étalés dans le creux de tes mains ta langue crachée hors de ta bouche les longs filets verts de ta bile coulant sur tes seins, pas une ne pourra soutenir l’ouïe de ton rire bas frénétique insistant. L’éclat de tes dents ta joie ta douleur la vie secrète de tes viscères ton sang tes artères tes veines tes habitacles caves tes organes tes nerfs leur éclatement leur jaillissement la mort la lente décomposition la puanteur la dévoration par les vers ton crâne ouvert, tout lui sera également insupportable.
Les signes habituels du paroxysme érotique, comme les yeux révulsés de l’orgasme, débouchent sur des images franchement gore, de la bile au retournement du « tu » adorée. La violence du désir se dit par cette violence anatomique, qui décompose le corps en en énumérant les éléments et les produits. Il ne s’agit pas d’une complaisance sadique, mais de motiver la description du corps par ses savoirs, de parler « du corps sans métaphores, en restant concrète et pragmatique, sans sentimentalité ni romantisme. ». La féminisation des noms antiques et de la poésie lyrique (« Heureuse si comme Ulyssea j/e pouvais revenir d’un long voyage »), en montrant la lesbianisation du monde, s’en amuse ; elle construit un amour passionnel, qui ne va pas sans la rigolade, et serait « une sorte de paradoxe mais pas vraiment, une sorte de plaisanterie mais pas vraiment, une sorte d’impossibilité mais pas vraiment ». Wittig invente un nouvel érotisme lesbien, non dénué de la douceur trop facilement attribuée aux femmes, et ne se dérobant pas ni devant la violence du désir (et du plaisir) ni devant celle du verbe, qui dépasse le slogan des années 1970 « Nos désirs font désordre » par ce cheval de Troie littéraire. Le Corps lesbien montre la possibilité d’un érotisme lesbien résolument détaché du monde hétérosexuel, si ce n’est du monde. Cet érotisme est-il féministe ? « Chez les Gorgones, la jouissance est de l’être », répond Michèle Causse dans Contre le sexage, en précisant qu’une Gorgone « a un corps stratège : il sait faire un usage positiviste de la physis en vue de satisfaire un intérêt politique : être le premier corps de parole d’une gyné ».
Résumé de l'ouvrage : Un spectre hante l’histoire de la littérature : des femmes écrivent, et sont (parfois) lues. L’histoire, s’écrivant de mémoire d’hommes, délaisse, néglige et relègue dans l’oubli les productions des femmes. Toujours ramenés au témoignage, si possible doloriste, et critiqués parce que « victimaires », les textes féministes ont pourtant une histoire et, disons-le, du style. Cet essai propose, d’un point de vue qui pourrait être celui d’une féministe découvrant le féminisme, un parcours à travers des genres et des œuvres littéraires où se construit quelque chose comme un feminist gaze. Plus engagé que le female gaze, il traduit en registres les émotions d’une vie de femme confrontée à la domination masculine, choisissant en réponse le rire, la révolte et l’utopie – toujours avec style.
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Kyrian Malone
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