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| Audrey | Arts et Culture

Gentleman Jack, l'interview de l'autrice Anne Choma par Anne Bénédicte Damon

(Temps de lecture: 6 - 12 minutes)
Gentleman Jack, l
Photo : Gary Longbottom

Le constat était à la fois étrange et amusant quand nous avons réalisé qu'Anne Choma était l'autrice de "Gentleman Jack" relatant la vie d'Anne Lister et d'Ann Walker, et que la traduction était réalisée par Anne-Bénédicte Damon. 

L'essai lesbien "Gentleman Jack, la véritable Anne Lister" est sorti le 2 décembre dernier en français chez Homoromance Edition. Pour l'occasion, la traductrice Anne-Bénédicte Damon et l'autrice Anne Choma, nous offrent une entrevue croustillante qui nous permet d'en apprendre un peu plus sur la création de l'oeuvre.

Quand Anne et Anne parlent d’Anne et Ann …

Quand et comment as-tu découvert Anne Lister ?

J’ai été « initiée » à Anne Lister par l’auteure Helena Whitbread, une des pionnières du domaine, au début des années 90. Je l’assistais dans ses recherches, et c’est avec elle que j’ai appris à déchiffrer les journaux d’Anne. Nous avons fait des voyages ensemble sur les pas d’AL, en particulier à Paris, où nous avons visité les endroits décrits par AL, ce qui a vraiment donné vie à ses écrits pour moi. Quand j’ai lu le premier livre d’Helena, I know my own heart (Je connais mon propre cœur), j’ai entamé un voyage, et avec son deuxième livre, No Priest but Love (L’amour comme seul prêtre), qui regroupe les journaux d’AL durant de ses escapades à Paris, j’ai décidé d’entamer un Master, avec un mémoire intitulé « Anne Lister and the split self » (« Anne Lister et le soi divisé »). A l’époque, quasiment personne ne la connaissait. Les habitants d’Halifax savaient qu’une femme assez étrange avait habité Shibden Hall, mais sa sexualité était complètement inconnue. On la voyait comme une excentrique, une femme extraordinaire. En dehors d’Halifax, par exemple à l’université, ni les étudiants ni les enseignants n’en avaient entendu parler, mais quand j’ai commencé mon mémoire, tout le monde s’y est rapidement intéressé. Ma directrice de thèse était spécialiste de littérature féminine du 18ème siècle, et elle était stupéfaite qu’AL ne soit pas mieux connue. A l’époque, au milieu des années 90, seulement quelques personnes travaillaient sur les journaux d’AL : Helena Whitbread, Jill Liddington, et moi.

A partir de ce moment-là, mon intérêt pour AL n’a jamais faibli, et en déchiffrant les journaux de mieux en mieux, je me suis de plus en plus investie dans le monde d’AL. J’ai même déménagé à Halifax.

Quand as-tu écrit ton livre – avant ou après la première saison ?

Pendant. Je l’ai terminé quand la série est passée à la télévision. Au départ, quand l’opportunité s’est présentée d’écrire un livre, il était parti pour être complètement différent. Il devait porter sur la réalisation de Gentleman Jack, avec quelques faits historiques sur AL, et finalement, c’est devenu un véritable livre-compagnon de la série, qui suit les épisodes de la série en relatant la vérité historique et en ajoutant les détails et les faits que la série ne pouvait pas inclure. L’écriture m’a pris environ un an et demi.

Qu’est-ce que tu as trouvé le plus facile et le plus difficile dans ce processus d’écriture ?

L’écriture en elle-même ne m’a pas posé trop de problèmes. Le plus difficile a été de choisir les informations pertinentes à inclure. Les journaux d’AL sont tellement riches que je voulais ajouter énormément de choses qui n’ont pas pu être dans la série. Et quand il a fallu en enlever au moment de l’édition, j’ai trouvé ça douloureux ! Presque à chaque page du journal, il y avait quelque chose qui me semblait important, et c’était compliqué de faire des choix tout en respectant l’arc dramatique de la série. Sinon, certains chapitres ont été plus simples à écrire que d’autres. Par exemple, le deuxième chapitre, quand Anne rentre de Hastings le cœur brisé et se réinstalle à Shibden Hall était facile à écrire. Par contre, les chapitres de la fin, notamment celui qui raconte le voyage à Copenhague d’Anne, ont demandé plus de recherche. Ils incluent beaucoup de noms étrangers qu’il a fallu vérifier, et ont demandé des recherches sur l’histoire de Copenhague en ce temps-là. Comme j’habite à Halifax, quand elle parle de lieux autour de Shibden, ils me sont très familiers, donc ces chapitres-là étaient plus simples.

Une grande partie des journaux d’AL est écrite en code, notamment lorsqu’elle parle d’argent ou d’amour. Est-ce que tu trouves la transcription des passages en code difficile ?

Non, pas vraiment, parce que je fais ça depuis très longtemps maintenant. Bien sûr, les passages en code ne sont pas toujours évidents, parce que ce sont des passages sans ponctuation et sans syntaxe, mais c’est comme faire du vélo – une fois qu’on a appris, on n’oublie plus. Certaines personnes trouvent son écriture plus difficile à déchiffrer que son code, d’ailleurs. Pour ma part, je préfère quand même les passages non-codés.

Si tu voulais résumer Anne Lister en quelques phrases, que dirais-tu ?

J’ai mes notes ! C’est une question qui revient souvent – comment peut-on décrire en quelques mots cette femme extraordinaire du 19ème siècle, qui nous a légué une telle quantité d’écrits ? Elle a énormément d’importance pour la communauté LGBT, car elle apporte le premier témoignage écrit d’une sexualité entre femmes non fictionnelle. Pour quiconque s’intéresse à l’histoire du genre et de la sexualité, AL est un véritable cadeau. Elle était incroyablement émotionnellement intelligente, et chaque ligne de ses journaux est importante et a un sens. Elle n’écrivait jamais pour rien. Personnellement, je pense que ses journaux sont l’un des meilleurs exemples d’écriture de soi dans toute l’histoire de l’autobiographie et de l’écriture intime.

Il y a tellement à dire sur AL. Intellectuellement, elle était brillante, et physiquement, très énergique et pleine de vie. Pour elle, la vie était faite pour être croquée à pleines dents, et chaque jour devait être vécu pleinement, surtout quand on se rappelle à quel point l’espérance de vie était courte à l’époque. Elle nous présente aussi des gens extraordinaires, comme par exemple Mariana Lawton ou Tib Norcliffe. Je pense donc que la chose la plus importante à dire sur AL, c’est qu’elle nous a laissé une capsule témoin de l’histoire sociale, de son histoire émotionnelle et de son histoire sexuelle, et que maintenant, nous avons la chance et le plaisir de lire ses écrits.

Que pourrais-tu dire, en quelques mots, sur Ann Walker ?

J’ai envie de dire qu’AL a toujours voulu la meilleure vie possible pour Ann.  Elle savait qu’Ann était vulnérable et fragile sur le plan psychologique, mais elle était persuadée qu’elle avait le potentiel de vivre une vie plus épanouie que la vie qu’elle vivait dans sa famille. Elle pensait qu’avec un peu plus de confiance en elle, Ann pourrait accomplir de grandes choses. D’ailleurs, lorsqu’ Ann a accepté de communier avec AL à l’église pour consacrer leur union, c’était une grande preuve de courage, qui a montré le long chemin émotionnel qu’elle avait parcouru en décidant de suivre son cœur et de s’affranchir des convenances.

Est-ce que tu pourrais comparer AL à quelqu’un d’aujourd’hui ? Avec qui elle aurait des points communs.

C’est une question qui nous a déjà été posé, à Sally Wainwright (réalisatrice de la série) et à moi, et la seule personne à qui on a pensé, qui avait la même énergie, la même puissance intellectuelle aussi, même si vraiment ça me fait mal de le dire, parce que je ne la supporte pas, c’est Margaret Thatcher, la première femme Premier ministre du Royaume-Uni. Si j’essaye de penser à quelqu’un d’autre… ah oui ! ou…peut-être pas, mais bon, quelqu’un qui a un grand rayonnement social aujourd’hui, mais sur un mode tout à fait différent, et pour différentes raisons, ce serait Greta Thunberg. On va continuer à parler d’elle pendant longtemps, mais je ne suis pas sûre du tout que ce soit une bonne comparaison.

En tout cas, je pense qu’elles ont un point commun – j’ai toujours pensé et écrit qu’AL était sur le spectre autistique, si on ne tient pas compte de l’anachronisme.

Oui, ça, c’est certain.

Je pense à quelqu’un d’autre, même si ce n’est pas non plus une très bonne comparaison – Simone Veil, qui a lutté contre la discrimination des femmes et pour le droit à l’          IVG. Sinon…une question plus simple…que souhaites-tu rajouter ?

Je voudrais dire à quel point c’est spécial pour moi qu’il existe maintenant, avec ton aide, une traduction de ce livre en français. On sait à quel point le français, la France et Paris étaient importants pour AL. Elle y a passé beaucoup de temps, soit en voyageant à travers la France, soit en s’installant à Paris pour s’imprégner de l’ambiance et de la culture. Elle a commencé par y aller avec sa tante Anne, qui avait des rhumatismes, car AL pensait que le climat plus doux de la France lui conviendrait mieux que celui du Yorkshire. Elle adorait la langue française et a pris des leçons pour mieux l’apprendre, car elle voulait maîtriser le français, et elle y est parvenue. Et surtout, elle cherchait toujours l’aventure, et elle l’a trouvée en poursuivant en France ses études d’anatomie. Un des moments-phares de son histoire, pour moi, est quand elle a loué son petit appartement rue Saint-Victor pour y prendre des cours particuliers d’anatomie et y faire des dissections. Elle y avait d’ailleurs un squelette, retrouvé dans l’inventaire après décès de l’appartement. Un autre moment important pour moi est quand elle laisse sa tante à Paris et part à l’aventure avec les Stuart de Rothesay, et quand elle se retrouve en plein milieu de la révolution de Juillet. Notre pauvre Anne se retrouve à l’hôtel, entourée de tirs de canon… on est vraiment dans l’ambiance, on a tous les détails historiques.

Ça m’amène à un autre point. Les lecteurs français vont pouvoir découvrir leur propre pays à travers les yeux d’une Anglaise excentrique, qui y vivait à l’époque et a vécu des aventures extraordinaires. Et pour moi, ça, c’est très, très cool ! On a plein de  petits détails sur la France et les Français…et bien sûr, elle n’a jamais été une voyageuse traditionnelle. Elle parle des paysages et des églises, mais elle donne aussi des explications pratiques et détaillées sur les habitants. Je repense toujours au moment où en partant, elle a cherché à éviter la douane et a caché des choses sous ses jupons ! Elle raconte comment les Français cherchent à la faire trop payer et à la rouler parce qu’elle est anglaise… ce sont les petits détails comme ça qui sont fascinants et qui j’espère vont rendre la France du 19ème siècle vivante pour les lecteurs.

Sans oublier son ascension du Mont Vignemale dans les Pyrénées…

Oui, elle a vraiment fait des choses extraordinaires en France. Je me demande vraiment quel accueil les lecteurs francophones vont réserver à ce livre. Est-ce qu’ils vont aimer AL, en particulier ceux qui ne la connaissaient pas ? Que vont-ils en retirer ? J’espère qu’ils vont réaliser à quel point cette femme change des vies aujourd’hui, en particulier dans la communauté LGBT. Pour AL, le plus important était d’être honnête avec soi-même et d’assumer sa propre identité, d’être confortable avec soi-même. Le message principal des journaux d’AL, c’est qu’il faut vivre la vie qu’on a envie de vivre, et ne pas se laisser intimider, ne pas être moins que ce qu’on doit être. AL était quelqu’un d’extrêmement positif, et quand j’ai écrit ce livre, j’ai voulu qu’il reflète cette positivité. Je voulais dire des choses positives sur Anne Lister. On sait bien qu’elle n’était pas parfaite – elle pouvait être volatile, parfois contradictoire, par exemple dans ses idées traditionnelles sur la position des femmes dans la société et son propre comportement, mais une chose est certaine, c’est qu’elle était authentique dans la sexualité que Dieu lui avait donnée.

As-tu d’autres projets en cours ?

Toujours des recherches autour d’AL, je travaille toujours sur ses journaux…

Avant de nous quitter, peux-tu partager avec les lecteurs quelques citations favorites d’AL ?

« Quand nous abandonnons la nature, nous abandonnons notre seul guide solide, et à partir de ce moment-là devenons incohérent avec nous-mêmes. » (10 juillet 1824)

« J’ai pris les rênes de ma destinée, ne croyez rien que je ne vous dise moi-même. Je sais bien ce que le reste du monde en pensera, mais le reste du monde peut se tromper. » (7 janvier 1834)

« Malgré toutes mes fautes, le Ciel m’accorde encore la vertu de la sincérité, et bien que je traverse de nombreuses ombres sombres de folie et de remord, qu’il y ait cependant une lumière, la lumière de la vérité pour me guider finalement sur le droit chemin. » (12 décembre 1824)

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